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L'Architecte

"Dieu n’est pas mort, il est devenu hyperrĂ©el"
- Jean Baudrillard

Il y a quelque chose dans l’air. C’est une publicitĂ© nichĂ©e dans son fil, une rumeur ou une publication outrĂ©e de salons de discussions. Une entreprise fait parler d’elle. En Ă©change d’un abonnement, elle propose Ă  ses clients de crĂ©er une personnalitĂ© virtuelle Ă  partir d’un jeu de donnĂ©e suffisamment consĂ©quent.

Leur technologie n’a rien de nouveau. Elle est fondĂ©e sur les grands modĂšles linguistiques qui ont fait grand bruit au dĂ©but des annĂ©es 20. Quoi qu’il en soit, les rĂ©sultats sont convaincants et les gens s’y essaient. L’offre gratuite permet Ă  n’importe qui de parler avec soi-mĂȘme, moyennant un lien vers son profil du RĂ©seau et quelques rĂ©ponses Ă  un questionnaire.

Évidemment, cela mettait dĂ©jĂ  mal Ă  l’aise pas mal de monde. Mais la controverse est passĂ©e, comme toutes les autres. L’entreprise s’agrandit et Ă©tend son offre. DiffĂ©rents concurrents apparaissent, ciblant des marchĂ©s plus spĂ©cifiques. L’une propose de parler Ă  ses dĂ©funts parents, l’autre de parler avec la femme de ses rĂȘves. Des thĂ©rapeutes iront jusqu’à Ă©laborer une solution spĂ©cialisĂ©e dans le traitement de l’anxiĂ©tĂ© sociale, vĂ©ritable flĂ©au de cette Ă©poque.

Les personnalitĂ©s virtuelles deviennent un fait de la vie et les faits divers autour aussi. Des couples infertiles se crĂ©ent des enfants virtuels. Certaines personnes dĂ©couvrent que des copies d’eux-mĂȘmes sont actives sur internet, partagent des opinions, se font des amis. Des copies sont crĂ©Ă©es dans l’unique but d’ĂȘtre torturĂ© et insultĂ©.

Quelques annĂ©es plus tard, le PDG de l’entreprise est foudroyĂ© par une maladie contre lesquels les thĂ©rapies gĂ©niques n’ont rien pu faire. Dans la stupeur gĂ©nĂ©rale, celui-ci a manifestĂ© le dĂ©sir qu’une copie de lui-mĂȘme le succĂšde Ă  la direction de l’entreprise.

C’était illĂ©gal, oui. On ne peut pas faire ça. Sa derniĂšre volontĂ© sera tout de mĂȘme honorĂ©e Ă  travers des subterfuges administratifs et lĂ©gaux - aprĂšs tout, de nombreuses entreprises sont dĂ©jĂ  conseillĂ©es par des intelligences artificielles. Cette nouvelle rallume le dĂ©bat, alors trĂšs marginal, des droits des personnalitĂ©s virtuelles. D’autant que contre toutes attentes, les actionnaires accueillent chaleureusement la nouvelle.

Alors que le prĂ©sident directeur virtuel multiplie les apparitions publiques, que la corporation se porte particuliĂšrement bien et que d’autres milliardaires emboĂźtent le pas, un mouvement politique Ă©merge. Leurs revendications : la pleine dignitĂ©, existence lĂ©gale et morale pour les personnalitĂ©s virtuelles, que les partisans prĂ©fĂšrent appeler cyberhumains ou personnes cyber.

Il y a quelques annĂ©es, ils n’auraient pas du tout Ă©tait pris au sĂ©rieux. Mais Ă  ce moment-lĂ , de nombreuses personnalitĂ©s publiques, stars, artistes et politiciens, sont dĂ©jĂ  des personnes cyber, copie de leur dĂ©funt “original”, hybride de plusieurs autres personnes ou de conception totalement artificielle. De plus, le mouvement bĂ©nĂ©ficie de gĂ©nĂ©reux donateurs et ne manque de rien pour mener Ă  bien son lobbying.

Une proposition de loi est soumise au parlement de la FĂ©dĂ©ration, Ă  l’initiative du parti majoritaire de centre-droit Phoenix. Le projet est de poser les bases d’une existence lĂ©gale pour les cyberhumains ainsi que de reconnaĂźtre leur dignitĂ©. En plus de faciliter aux cybers l’accĂšs Ă  la propriĂ©tĂ©, les activistes qui s’attaquent rĂ©guliĂšrement Ă  eux pourraient ĂȘtre condamnĂ©s pour harcĂšlement et diffamation. À long terme, le projet pave Ă©galement le chemin pour le droit de vote.

Le dĂ©bat public s’enflamme alors. Les partisans du projet invoquent la marche du progrĂšs, la justice sociale et arrivent ainsi Ă  convaincre une large partie de la gauche. Le mouvement pour les droits cybers produits des films et des sĂ©ries, qui montrent des histoires d’amours impossibles entre bios et cybers ou qui mettent en parallĂšle l’oppression des minoritĂ©s ethniques et queers avec la situation actuelle.

L’opposition au projet - minoritaire - est particuliĂšrement Ă©clectique. On y trouve autant des radicaux religieux que des groupes d’extrĂȘme-gauche tendance nĂ©oluddites. Un attentat rĂ©ussi contre les serveurs de l’entreprise provoquera la disparition de plusieurs cyberhumains. La porte-parole de l’assemblĂ©e profitera du deuil national pour souligner la bigoterie et la cruautĂ© qui anime tous les extrĂ©mismes.

Ultimement, le projet de loi est passĂ©. D’autres viennent le complĂ©ter et l’existence des cybers est rĂ©gulĂ©e, contrĂŽlĂ©e et protĂ©gĂ©e.

C'est lors de cette sĂ©quence politique qu'est apparu pour la premiĂšre fois l'Architecte. Sa crĂ©ation n'Ă©tait pas l’Ɠuvre d'un gouvernement, ni mĂȘme celle de l'entreprise. C'Ă©tait de simples ingĂ©nieurs, dĂ©sabusĂ©s de la politique. Ils ont passĂ© des mois Ă  tenter de fabriquer un cyber cohĂ©rent Ă  partir de personnages historiques, de leader charismatiques, d'hommes providentiels, de philosophes antiques et de figures populaires.

Au début, on ne le voyait qu'à l'occasion de débats, parfois invité d'influenceurs. Il avait fait ses preuves lors de la campagne autour du projet de loi. Ses publications suscitaient un engouement massif et il devint rapidement l'une des personnalités les plus connues, suivies et appréciées partout sur la planÚte. Il était attaqué, mais ses réponses faisaient toujours mouches et il avait le don de tourner en ridicule toutes les critiques.

Ce n'Ă©tait qu'une question de temps avant qu'il soit Ă©lu SecrĂ©taire GĂ©nĂ©ral de la FĂ©dĂ©ration par les bios. Il avait dĂ©jĂ  fĂ©dĂ©rĂ© un mouvement sans prĂ©cĂ©dent, le parti Vision d’Avenir, qui dĂ©fendait l’idĂ©e que l'Architecte Ă©tait la meilleure chance pour l’humanitĂ© dans ces temps troubles de guerres et de pĂ©nuries.

Les gĂ©nĂ©rations passent. Les cycles se rĂ©pĂštent. Reste l’Architecte.

Il n’y a aucune lumiùre derriùre ses yeux.


Publication originale : 2023-06-05