Envoi moi un mail
Éloge du mode de communication en ligne le plus sous-côté que tout le monde utilise au quotidien ou pourquoi est-ce que tu devrais envoyer plus de mails
Quand vous avez commencé à utiliser un ordinateur et aller sur Internet, l'un de vos premiers gestes a été de créer une adresse email, dont vous devez sûrement regretter le nom aujourd'hui. La boîte mail est un incontournable de l'existence numérique, un pré-requis nécessaire pour s'inscrire sur les plateformes. Pour la plupart des gens, en particulier ceux qui n'ont pas de site internet, leur boite mail, c'est ce qui se rapproche le plus d'une maison dans cet espace virtuel. Une base d'opération. C'est le pilier de notre identité numérique.
Pourtant, la boite mail est mal aimée, surtout par cette génération qui a grandi sur internet. Pour nous, l'interface de messagerie, c'est un flux ininterrompu d'injonctions impersonnelles, de publicités et de messages automatisés "veuillez confirmer votre adresse mail". C'est les corvées administratives et le travail. À l'image de notre boite au lettre bien physique, on l'ouvre par dépit et sans enthousiasme, sauf quand on attends une livraison.
Avons nous arrêté de s'envoyer des messages ? Biensûr que non, on s'en est sans doute jamais envoyé autant. Aujourd'hui, nous sommes tous parqués dans des messageries propriétaires type WhatsApp ou Discord, en ayant pour beaucoup bien conscience de toutes les limites de ces plateformes et des problèmes que ça pose. De temps en temps un soubresaut de lucidité vient secouer certains d'entre nous pour nous faire dire qu'on devrait plutôt utiliser un truc comme Signal ou Matrix. Mais cet engouement est souvent stoppé par une réalité malheureuse : l'effet de réseau est trop fort, personne va créer un compte et installer une énième appli pour parler avec 1 ou 2 libriste.
Et si au lieu de chercher des nouveaux outils, on utilisait ce qu'on a déjà ?
Rien de nouveau sous le soleil
Le courriel tel qu'il existe aujourd'hui date de 1981 à quelques ajouts près. Il s'agit d'un protocole ouvert que tout le monde peut utiliser et implémenter dans son propre logiciel. Ce protocole a été conçu avec un seul objectif : standardiser les communications en réseau. Il y avait un problème, alors ils ont trouvé la manière la plus élégante et raisonnable de le résoudre. Le protocole SMTP et les mails, comme IRC par ailleurs, sont un héritage d'une vision non-marchande et pragmatique de l'informatique, disparue depuis longtemps.
Le protocole SMTP n'appartient toujours à personne. De très nombreux services permettent de créer des boîtes mail, des gros empires du numérique jusqu'aux petits hébergeurs. Il est évidemment possible d'auto-héberger son serveur mail, c'est-à-dire de le gérer soi-même et donc d'avoir le contrôle total sur ses communications.
On ne se rend pas compte de la chance qu'on a que ce protocole existe, qu'il ait survécu jusqu'à nos jours et qu'il soit utilisé par tout le monde. Aujourd'hui encore, il est extrêmement facile de changer de boîte mail sans pour autant perdre l'accès à quoi que ce soit, car on a à notre disposition toutes sortes d'outils pour rendre ça plus simple. On a la possibilité de choisir notre hébergeur, et changer d'hébergeur ne signifie pas devoir renoncer à certaines de nos relations.
C'est quand même dingue de se dire que presque tout le monde a une adresse email. Sans adresse, on ne peut pas créer de compte sur les réseaux, on n'a pas accès à tout un tas de services, et la conséquence logique de ça, c'est que toutes les personnes qu'on croise ont une boîte mail dans laquelle on peut envoyer un message. Beaucoup de réseaux sociaux, de plateformes, rêveraient d'une situation de monopole de ce genre.
Le courriel a été imaginé pour être l'outil de communication principal de l'ère numérique. Il a été pensé pour être solide, décentralisé, ouvert, facile à comprendre et répandu. Selon tous ces critères, c'est un succès total incontestable, un outil convivial mis à disposition de l'humanité pour favoriser les relations sociales et le partage de connaissances, comme la lettre papier avant lui.
Pourtant, nos boîtes mail ne sont remplies que de publicités, de notifications de connexions et de newsletters pourries. Nos correspondants sont automatisés, qu'il s'agisse de machines ou d'employés. Comment est-ce qu'on en est arrivé là ?
Pour un plat de lentilles
Le gros problème des protocoles ouverts, comme celui qui fonde le courriel, c'est que c'est particulièrement difficile à monétiser. Ce n'est pas forcément un énorme problème, puisque l'hébergement d'une boîte mail coûte relativement peu d'énergie et de bande passante, mais dans la logique capitaliste, il faut impérativement que tout soit le plus rentable possible et il faut pouvoir faire payer le client toujours plus.
Une fois qu'on loue une boîte mail à quelqu'un, on n'a plus grand-chose à lui faire payer. D'autant plus que les gens sont assez réticents de payer pour leur boîte mail, de façon assez cocasse mais pas incompréhensible.
Ces protocoles ouverts, puisqu'ils sont simples et conviviaux, puisqu'ils sont difficiles à verrouiller et monétiser, posent naturellement problème aux barons de la tech étant donné qu'ils ne peuvent pas utiliser une bonne partie de leurs techniques habituelles de manipulation pour retenir les utilisateurs, exploiter leur temps et arracher la moindre bribe d'attention. Tout dans la conception et l'usage théorique du courriel est pensé pour le respect de l'utilisateur, ce qui en fait une très mauvaise marchandise.
Alors pour pouvoir monétiser et contrôler les communications humaines, il a fallu orienter les gens vers des plateformes de communication propriétaire. Cela ne s'est pas fait de façon nécessairement très consciente. Ils n'avaient de toute façon pas grand-chose à faire, puisque face à la recherche constante de nouveauté et de modernité, le courriel n'a pas tardé à être ringardisé.
D'autant plus que le courriel étant antérieur à l'internet de masse, principalement récréatif et consumériste que l'on connaît aujourd'hui, il a toujours été associé au travail et à l'administration. À cette époque-là, les principales interactions des gens avec un ordinateur et des courriels se faisaient au travail, bien avant que l'ordinateur "personnel" ne s'invite dans les foyers.
Quand le virtuel s'est invité dans le réel et que les réseaux sociaux sont devenus en quelques années un style de vie, une toute nouvelle population s'est retrouvée propulsée sur internet. Pour cette population, le mail n'est pas réellement considéré comme un moyen de communication, puisqu'ils ne l'ont jamais vraiment utilisé comme ça. Les réseaux sociaux et les messageries instantanées répondaient déjà à ce besoin en proposant une expérience plus instantanée, authentique et informelle, mais avec tous les désavantages et les problèmes qu'on leur connaît.
C'est donc principalement à cause du travail, parce que ça arrange bien les entreprises et à cause de l'explosion soudaine du nombre d'utilisateurs sur internet qui ont favorisé l'abandon de l'email comme un moyen de communication entre humains.
Les sentiers anciens
À nous - ceux qui ont moins de 30 ans disons - on n'a jamais donné une culture du courriel. C'est dommage, parce qu'à une époque où les questions de l'autonomie, du contrôle des outils et de la surveillance de masse se posent avec acuité, cet outil, que tout le monde utilise déjà, apporte probablement une des réponses les plus simples et élégantes au problème de nos communications en ligne.
Les problèmes qu'on pourrait avoir avec cet outil, le côté un peu froid et corporate de la chose, la formalité dans les échanges, ne sont pas des problèmes irrémediables. Rien ne nous empêche de programmer des applications de mails plus conviviales, rien ne nous empêche de nous envoyer des mails débiles. On a tous les outils et toutes les capacités pour créer une nouvelle culture du courriel.
Je vous accorde qu'il y a peu de chances que l'on abandonne tous Discord ou WhatsApp pour se transférer des vidéos marrantes sur nos boîtes mail comme des mamies qui s'enverraient des diaporamas, mais je pense que ça vaut le coup de réfléchir un peu à l'or que nous avons entre les doigts.
Si je vous ai un peu convaincus, je vous propose une petite expérience à faire à la maison. Créez-vous une nouvelle adresse mail sur un hébergeur de qualité comme Fastmail ou Mailo -- et pas Gmail, évidemment. N'utilisez cette adresse que pour envoyer des messages à des vrais gens. Vous pouvez commencer par m'envoyer un mail à onfeuh౷controlistes·fr (il faut changer les symboles, vous les connaissez). Ça me ferait très plaisir.