Les esprits sans corps
Si l'idolâtrie l'emporte sur la vérité, si l'on abandonne individuellement ou collectivement la vérité qui nous unit, alors on met les pieds dans un monde où le totalitarisme, la folie, la misère et la souffrance infligée à soi-même et aux autres n'ont aucune limite.

LAIN : Peu importe ce qui est réel, ce côté-ci ou l'autre
Je suis dans les deux ... Je suis un programme conçu pour détruire la barrière entre le Wired et le monde réel.
ALICE : Tu es un programme, Lain...?
LAIN : Toi et les autres, Alice, vous n'êtes que des applications. La vérité, c'est que vous n'avez pas besoin de corps.
ALICE : Tu as tort... Je ne comprends pas ce que tu dis, mais je penses que tu as tort.
Ton corps est froid, mais il est vivant, Lain. Le mien aussi, tu vois ?
Youtube. Je me laisse porter par les recommandations de l'algorithme, quand je tombe sur une vidéo qui m'interpelle. Je suis accueillie par une voix automatisée et un avatar de fille animée en 3D. Mais je n'ai pas cliqué sur une publicité ou une vidéo générée par IA. C'est une personne qui parle. Elle me dit : « Ce corps et cette voix sont artificiels, mais ils représentent ce que je suis vraiment, parce que je les ai choisis ». Cette personne me demande : « Qui suis-je ? »
D'une certaine manière, Internet représente l'utopie parfaite pour beaucoup de gens. Vous pouvez choisir votre identité, votre avatar et les personnes avec lesquelles vous souhaitez interagir. Vous pouvez vous mettre en scène et dire ce que vous voulez. Mais si vous y passez suffisamment de temps, vous finissez par incarner un personnage. Ce personnage prend vie à mesure que les autres membres du réseau y croient davantage. À quel moment le personnage devient-il plus réel que vous ne le serez jamais ?
Devant ce constat, certaines des personnes les plus isolées et fragilisées de notre société sont tentées de capituler. Elles sont tentées d'abandonner leur corps, littéralement ou figurativement. L'informatique semble offrir la possibilité d'une vie purement désincarnée, ponctuée uniquement par les besoins de boire, manger et dormir. Mais pour le candidat au sacrifice, ces obstacles physiques sont vulgaires, sauvages, dégradants, presque une insulte. Ils le ramènent à un monde qui n'est désormais plus le sien.
C'est à ces esprits sans corps que j'ai envie d'écrire.
Les réseaux sociaux sont les royaumes de l'image. Des images sont créées, puis partagées. Les utilisateurs peuvent réagir aux images ou les modifier. Ces dernières sont à leur tour transformées et commentées. Il en va de même pour les discours qui y sont partagés, ainsi que pour les gens qui choisissent d'y fonder leur personnalité. Si ce qui y est publié a pu, à un moment, représenter ou avoir un lien avec la réalité matérielle, cela finit toujours par dégénérer en un fantasme, un simulacre, qui n'a alors plus aucun rapport avec le réel.
La réalité des réseaux est en constante transformation et ne repose sur rien. Sans fondation sur laquelle s'appuyer, chacun se raccroche à ce qu'il peut, mais surtout aux bâtons qu'on lui tend. Internet est le terrain de jeu de tous les fanatismes, qu'il s'agisse de fandom, d'idéologies politiques ou de cultes. En d'autres termes, c'est un milieu propice à la prolifération de l'idolâtrie.
L'idolâtrie, c'est la vénération des objets, des gens et de toutes les choses terrestres de manière générale à titre symbolique. Elle est fermement condamnée par la plupart des religions et c'est principalement la raison pour laquelle on interdit la représentation de Mahomet ou de Dieu dans l'Islam - donc à priori ça à l'air important, même essentiel. Mais pourquoi est-ce que l'idolâtrie est un problème ?
Un symbole représente quelque chose qui existe. Mais le symbole lui-même n'est pas réel ; il ne représente que des choses. Cette représentation n'est rattachée ni au monde réel ni à quoi que ce soit d'autre. On peut la déformer ou en changer le sens. Une représentation peut s'autonomiser et acquérir une existence propre, c'est-à-dire construire sa propre réalité. Et si suffisamment de gens y croient, celle-ci peut se matérialiser dans la nôtre. Il est à noter que les symboles sont par définition des créations humaines.
Contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, il existe une réalité que nous partageons. Cette réalité que les religions, quand elles sont honnêtes, s'appliquent à décrire et à défendre. Nous sommes tous rattachés à cette base, nous partageons tous la même condition. Nous avons des besoins physiques qui nous rattachent au monde. Nous avons également des besoins spirituels qui nous attachent les uns aux autres. Nous avons tous besoin de dormir et de manger. Nous avons tous envie d'aimer et d'être aimés. Nous finissons tous par mourir.
Il y a des choses qu'aucun système de valeur, aucune idéologie, aucune religion, aucune idolâtrie ne peuvent contester. Ils essaient pourtant constamment de le faire, ce qui donne lieu à toutes sortes de contradictions et de dissonances cognitives qui caractérisent le fanatisme et tout les autres nihilismes. Ces choses là, non pas une réalité mais la vérité, c'est la seule chose qui nous permet de faire société. C'est la seule chose qui nous permet de nous comprendre les uns les autres. C'est la seule chose qui permet d'avoir espoir en l'avenir et qui est susceptible de donner du sens à la vie.
Les réseaux sociaux, internet, mais aussi dans une certaine mesure les médias en général, sont des fantastiques machines à produire ces réalités alternatives qui viennent enfumer, enivrer, écarter les gens de la vérité.
Dans un premier temps, parce qu'elles ont été conçues pour. Le but premier des réseaux et des médias n'a jamais été de connecter les gens et de favoriser le partage et la concorde. Tous ces dispositifs existent pour générer de l'argent ou pour contrôler les imaginaires, même si ces deux objectifs sont indissociables et se rejoignent très largement. Cette alliance historique entre les pouvoirs médiatiques et politiques en est la parfaite illustration.
Dans un second temps, parce que les réseaux et les médias font déjà l'objet d'un culte. Ce culte se caractérise par la croyance en un monde meilleur rendu possible par la technologie, où toutes les frontières, limites et contraintes physiques pourraient être abolies. Ce culte est celui du progrès et de la société techno-industrielle et c'est probablement l'un des plus dangereux, car il n'est jamais reconnu comme tel. L'idolâtre, comme l'adultère, a tendance à facilement changer l'objet de son attention et à récidiver.
Dans un troisième temps, on en a parlé un petit peu au début, ce qui définit ces outils, c'est la digestion et la rumination de tout ce qu'on y insère. Les réseaux sociaux agissent comme une machine à blanchir la vérité qui tourne en boucle. On y retrouve toujours les mêmes images, les mêmes blagues, les mêmes questions, les mêmes mauvaise réponses, le tout dans des bulles de filtre que l'on se construit pour nous-mêmes. Un mensonge répété des milliers de fois ressemble quand même pas mal à la vérité.
On entend dire dès fois - le problème c'est pas Internet, c'est l'usage qu'on en fait. Mais les outils ne sont jamais neutres et l'usage qui s'est imposé ne sort pas de nul part. Il est impossible d'imaginer un Internet ou un équivalent des réseaux sociaux dans un monde qui ne serait pas aussi marqué par les conditions actuelles de la production. Ou pour le dire d'une autre façon : si on vivait dans le communisme, est-ce que vous iriez toujours sur Tiktok ? La réponse devrait vous inquiéter un peu.
Ceux qui rendent responsables la télévision, les médias et les réseaux sociaux du merdier qu'est en train de devenir notre société ont probablement en partie raison, même s'il ne s'agit en réalité que de la partie visible d'un iceberg qui va bien plus profond et qui s'insère dans une logique qu'on a adopté il y a bien plus longtemps. Notre réalité partagée, la vérité, n'a jamais été autant attaquée qu'aujourd'hui. Plus que jamais, une lutte entre le bien et le mal est en cours, c'est-à-dire entre les forces qui défendent la vérité et les forces qui nous en détournent.
Si l'idolâtrie l'emporte sur la vérité, si l'on abandonne individuellement ou collectivement la vérité qui nous unit dès que celle-ci nous dérange un peu, alors on met les pieds dans un monde où le totalitarisme, la folie, la misère et la souffrance infligée à soi-même et aux autres n'ont aucune limite.
Il existe un autre nom pour les esprits sans corps. On les appelle des démons.
Publication originale : 2025-01-22