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architecte

Publié le 05/06/2023

Dernière modification le 05/06/2023

L'Architecte

Une petite histoire de science-fiction sur les intelligences artificielles, la politique et les fausses idoles.

Il y a quelque chose dans l’air. C’est une publicité nichée dans son fil, une rumeur ou une publication outrée de salons de discussions. Une entreprise fait parler d’elle. En échange d’un abonnement, elle propose à ses clients de créer une personnalité virtuelle à partir d’un jeu de donnée suffisamment conséquent.

Leur technologie n’a rien de nouveau. Elle est fondée sur les grands modèles linguistiques qui ont fait grand bruit au début des années 20. Quoi qu’il en soit, les résultats sont convaincants et les gens s’y essaient. L’offre gratuite permet à n’importe qui de parler avec soi-même, moyennant un lien vers son profil du Réseau et quelques réponses à un questionnaire.

Évidemment, cela mettait déjà mal à l’aise pas mal de monde. Mais la controverse est passée, comme toutes les autres. L’entreprise s’agrandit et étend son offre. Différents concurrents apparaissent, ciblant des marchés plus spécifiques. L’une propose de parler à ses défunts parents, l’autre de parler avec la femme de ses rêves. Des thérapeutes iront jusqu’à élaborer une solution spécialisée dans le traitement de l’anxiété sociale, véritable fléau de cette époque.

Les personnalités virtuelles deviennent un fait de la vie et les faits divers autour aussi. Des couples infertiles se créent des enfants virtuels. Certaines personnes découvrent que des copies d’eux-mêmes sont actives sur internet, partagent des opinions, se font des amis. Des copies sont créées dans l’unique but d’être torturé et insulté.

Quelques années plus tard, le PDG de l’entreprise est foudroyé par une maladie contre lesquels les thérapies géniques n’ont rien pu faire. Dans la stupeur générale, celui-ci a manifesté le désir qu’une copie de lui-même le succède à la direction de l’entreprise.

C’était illégal, oui. On ne peut pas faire ça. Sa dernière volonté sera tout de même honorée à travers des subterfuges administratifs et légaux - après tout, de nombreuses entreprises sont déjà conseillées par des intelligences artificielles. Cette nouvelle rallume le débat, alors très marginal, des droits des personnalités virtuelles. D’autant que contre toutes attentes, les actionnaires accueillent chaleureusement la nouvelle.

Alors que le président directeur virtuel multiplie les apparitions publiques, que la corporation se porte particulièrement bien et que d’autres milliardaires emboîtent le pas, un mouvement politique émerge. Leurs revendications : la pleine dignité, existence légale et morale pour les personnalités virtuelles, que les partisans préfèrent appeler cyberhumains ou personnes cyber.

Il y a quelques années, ils n’auraient pas du tout était pris au sérieux. Mais à ce moment-là, de nombreuses personnalités publiques, stars, artistes et politiciens, sont déjà des personnes cyber, copie de leur défunt “original”, hybride de plusieurs autres personnes ou de conception totalement artificielle. De plus, le mouvement bénéficie de généreux donateurs et ne manque de rien pour mener à bien son lobbying.

Une proposition de loi est soumise au parlement de la Fédération, à l’initiative du parti majoritaire de centre-droit Phoenix. Le projet est de poser les bases d’une existence légale pour les cyberhumains ainsi que de reconnaître leur dignité. En plus de faciliter aux cybers l’accès à la propriété, les activistes qui s’attaquent régulièrement à eux pourraient être condamnés pour harcèlement et diffamation. À long terme, le projet pave également le chemin pour le droit de vote.

Le débat public s’enflamme alors. Les partisans du projet invoquent la marche du progrès, la justice sociale et arrivent ainsi à convaincre une large partie de la gauche. Le mouvement pour les droits cybers produits des films et des séries, qui montrent des histoires d’amours impossibles entre bios et cybers ou qui mettent en parallèle l’oppression des minorités ethniques et queers avec la situation actuelle.

L’opposition au projet - minoritaire - est particulièrement éclectique. On y trouve autant des radicaux religieux que des groupes d’extrême-gauche tendance néoluddites. Un attentat réussi contre les serveurs de l’entreprise provoquera la disparition de plusieurs cyberhumains. La porte-parole de l’assemblée profitera du deuil national pour souligner la bigoterie et la cruauté qui anime tous les extrémismes.

Ultimement, le projet de loi est passé. D’autres viennent le compléter et l’existence des cybers est régulée, contrôlée et protégée.

C’est lors de cette séquence politique qu’est apparu pour la première fois l’Architecte. Sa création n’était pas l’œuvre d’un gouvernement, ni même celle de l’entreprise. C’était de simples ingénieurs, désabusés de la politique. Ils ont passé des mois à tenter de fabriquer un cyber cohérent à partir de personnages historiques, de leader charismatiques, d’hommes providentiels, de philosophes antiques et de figures populaires.

Au début, on ne le voyait qu’à l’occasion de débats, parfois invité d’influenceurs. Il avait fait ses preuves lors de la campagne autour du projet de loi. Ses publications suscitaient un engouement massif et il devint rapidement l’une des personnalités les plus connues, suivies et appréciées partout sur la planète. Il était attaqué, mais ses réponses faisaient toujours mouches et il avait le don de tourner en ridicule toutes les critiques.

Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il soit élu Secrétaire Général de la Fédération par les bios. Il avait déjà fédéré un mouvement sans précédent, le parti Vision d’Avenir, qui défendait l’idée que l’Architecte était la meilleure chance pour l’humanité dans ces temps troubles de guerres et de pénuries.

Les générations passent. Les cycles se répètent. Reste l’Architecte.

Il n’y a aucune lumière derrière ses yeux.


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