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Publié le 04/10/2023

Dernière modification le 04/10/2023

L'illusion du multijoueur

Ils sont condamnés à lancer partie après partie, à la recherche d'une expérience qu'ils ne pourront jamais vraiment vivre pleinement, sans comprendre réellement pourquoi ils sont si frustrés.

Tous le monde aime la justice. Surtout quand on parle de compétition. À quoi bon s’entraîner des centaines, des milliers d’heures pour devenir meilleur, voire même le meilleur, si la compétition n’est pas juste ? À quoi bon jouer si les dés sont pipés ? Un jeu, c’est comme un contrat, c’est une question de confiance. Il y a un accord tacite signé entre les joueurs, qui s’engagent à respecter certaines règles. Dans le cas du jeu vidéo, ce contrat concerne aussi les machines, les logiciels, qui sont à la fois les arbitres et le terrain de jeu lui-même. On fait confiance aux joueurs pour qu’ils respectent les règles et on fait confiance aux machines pour qu’elles garantissent la justice. La machine doit faire gagner ceux qui le méritent. C’est comme ça.

Le problème, c’est que les machines sont incapables de garantir la justice. Ce n’est ni une opinion, ni une hypothèse, mais une fatalité technique qui amène à beaucoup de colère, de malentendus et de frustrations. La plupart des joueurs n’ont aucune idée de ce qu’il se passe réellement dans leur ordinateur et des compromis qui sont nécessaires pour permettre une forme de jeu multijoueur en ligne en temps réel. Mais ils n’imaginent pas non plus les conséquences insidieuses de ces compromis et les enjeux économiques que l’on trouve derrière. Je vous propose de plonger dans le monde des jeux en ligne et peut-être qu’après ce petit voyage, vous comprendrez un peu mieux pourquoi tant de joueurs pètent un cable devant leur écran.

Tout commence avec le serveur. Vous connaissez peut-être cet objet de nom, sans vraiment savoir ce que c’est. Cette mystérieuse boite — située dans un hangar quelque part à Francfort, Londres, Paris ou Amsterdam si vous jouez depuis la France — avec laquelle votre ordinateur communique par le biais d’ondes ou de signaux électriques et lumineux à travers le cuivre, le verre ou le plastique plus d’une centaine de fois par secondes. Cette boite n’est rien de moins qu’un ordinateur sans écran sur lequel tourne un logiciel spécial, le plus souvent une version du jeu auquel vous jouez dont on a retiré tous les artifices superflus — interfaces, sons, visuels — afin qu’elle soit la plus légère et optimisée possible. Dans cette seule boite tournent en parallèle plusieurs dizaines d’instances de cette version du jeu lancées en parallèle sans arrêt, du matin jusqu’au soir, qui verront passer plusieurs milliers de joueurs chaque jour.

Le plus souvent, quand on parle de serveur, on ne fait pas allusion à la machine elle-même, mais à la version du jeu spéciale qui tourne dessus. Ce logiciel-serveur, aidé de ce vaste réseau tentaculaire de machines, de cables et de protocoles qu’est internet, reçoit les données envoyées par les joueurs. Son travail est de traîter ces données pour générer un état de jeu, la réalité de la partie à un instant T, et ensuite la renvoyer à tous les joueurs, dans un cycle qui se répète plusieurs dizaines de fois par seconde. En générant cette réalité, le serveur va être amené à faire des choix, procéder à des arbitrages. C’est le serveur qui décide qui a tiré en premier, qui gagne et qui perd. On dit du serveur qu’il a autorité. Ce n’est pas le seul modèle de jeu multijoueur qui existe, mais c’est de loin le plus répandu.

Un problème de connexion

Le concept est simple, la machine est bien huilée et on a plus de 20 ans de recul technique sur la question. Seulement voilà, il y a des problèmes face auxquels on ne peut pas faire grand-chose. L’un des plus connus d’entre eux : la bête noire des grands frères et des joueurs de la campagne, j’ai nommé la latence, plus connue sous le nom de ping. Quand on y réfléchit, les jeux en ligne, c’est vraiment un miracle improbable. Une partie peut rassembler des joueurs venant de 3 continents différents, tous à une distance variable du serveur, et dont la connexion peut être plus ou moins fiable. Chacun de ces joueurs va avoir une latence différente, qu’on mesure en millisecondes. Un ping de 100 millisecondes signifie qu’il y a un dixième de seconde entre le moment où votre jeu interroge le serveur et le moment où la réponse du serveur arrive jusqu’à votre jeu.

Cela peut paraître peu, mais en pratique c’est inacceptable. Imaginez avoir quelques dizaines de millisecondes de décalage sur chacune de vos actions. Alors voilà, pour garantir une expérience fluide pour tout les joueurs, le jeu est bien obligé de s’arranger avec la réalité. Au moment d’effecter une action, comme se déplacer ou tirer, votre jeu, qu’on appelle le client, ne va pas attendre la réponse du serveur. Il va directement vous montrer les conséquences de votre action en direct, il va tenter en quelque sorte de prédire la réponse du serveur. On appelle donc cette technique la prédiction côté client.

La prédiction elle-même pose rarement problème. Si vous appuyez sur clic gauche pour tirer avec votre flingue, il est raisonnable d’imaginer que c’est bien ce que le serveur va vous répondre. Non, le souci, c’est ce que cette technique implique. Si les déplacements et les actions de votre personnage sont dans votre présent à vous tel que prédit par le jeu, ceux de vos alliés et ennemis, par contre, ne le sont pas du tout. Tout ce qui se passe sur votre écran en dehors de votre personnage se situe en réalité dans le passé. Si vous avez 100 millisecondes de ping, vous voyez la tête de votre ennemi là où elle se situait il y a un dixième de seconde.

Donc là ce qu’il faut bien comprendre, c’est que votre point de vue ne reflète ni complètement la réalité du serveur, ni complètement la votre, ni complètement la réalité des autre joueurs. Si vous essayez de tirer sur un ennemi, vous essayez de tirer sur une image de votre ennemi qui ne correspond peut-être pas du tout à là où lui pense se situer de son point de vue. À ce moment-là, il existe en quelque sorte 3 réalités : la vôtre, celle du serveur, celle de l’autre joueur. Et aucun ne voit la même chose.

Alors, il existe quand même des façons de mitiger les conséquences de cette situation. Par exemple, si vous avez la tête de votre ennemi dans votre viseur et que vous tirez, le serveur va essayer de compenser la latence en reconstruisant la réalité telle que vous, vous l’avez perçue, pour voir si de votre point de vue vous êtes censé avoir touché votre cible. Dans les faits, cette technique qui est déjà un bricolage sur un autre bricolage ne peut pas être parfaite, et elle est à l’origine de beaucoup de frustrations.

Tout ce manège amène à des situations agaçantes pour le joueur. Votre personnage peut mourir abattu par un tireur que vous ne pouvez même pas voir, tout simplement parce qu’il vous a tiré dessus avant que le serveur n’ait eu le temps de vous montrer son avatar. Votre personnage peut être mort sans même que vous le sachiez, juste parce que le serveur ne vous a pas encore envoyé cette information.

Quand le client est roi

Bon, tout ça est un peu compliqué et pas très clair, j’avoue. Mais en gros, ce que j’essaie d’expliquer, c’est que quand vous jouez à un jeu en ligne, tout ce que vous voyez sur votre écran est une illusion, un arrangement avec la réalité. Cette illusion peut être plus ou moins convaincante selon la façon dont est conçu le jeu, mais surtout en fonction des moyens financiers des développeurs. Parce que les serveurs ça coûte cher, les développeurs vont essayer de faire en sorte que ceux-ci aient le moins de calculs à faire possible. Pour ajuster le nombre de calculs, d’opérations par secondes que le serveur va avoir besoin de faire, il y a deux leviers principaux.

Dans un premier temps, on peut ajuster le nombre d’échanges par seconde entre le client et le serveur. On appelle ça le tickrate, c’est la cadence à laquelle le joueur envoie ses données et à laquelle le serveur lui répond l’état de la partie. Plus le tickrate est élevé, plus le serveur doit pouvoir calculer rapidement l’état de la partie, l’emballer dans des petits paquets et l’envoyer au joueur. Cela a un coût, en terme de puissance de calcul et de bande passante. Les développeurs, au moment de choisir le tickrate, essaient de viser un équilibre : ni trop élevé parce que ça coûte trop cher, ni trop faible sinon ça dégrade la qualité de l’illusion en jeu. En général, les jeux coopératifs peuvent s’en sortir avec un tickrate plus faible puisque ce n’est pas très grave s’il y a un problème de temps en temps. À l’inverse, sur les jeux compétitifs, il y a régulièrement des débats enflammés sur la question du tickrate. L’industrie a l’air de s’être mise d’accord pour dire qu’un tickrate de 64, soit 64 échanges entre le client et le serveur par seconde, est un bon équilibre. Mais beaucoup de joueurs très investis estiment qu’il faut monter jusqu’à 128, même s’ils ne sont pas toujours capables eux-mêmes de remarquer la différence.

Dans un second temps, il y a la conception du jeu lui-même, ce qu’on va appeler la simulation. Imaginez que votre jeu est une simulation militaire ultra-réaliste qui prend en compte la gravité, le vent et la pression atmosphérique pour chaque balle qui est tirée. C’est beaucoup demander au serveur que de stocker, traiter et envoyer toutes ces informations. Alors il y a une petite astuce qui consiste à déléguer le calcul au client, à votre jeu, qui va dire au serveur si vous avez touché votre cible ou pas. Plus on délègue au client comme ça, plus on lui donne du pouvoir, plus ça permet au serveur de se reposer et donc d’économiser de la puissance de calcul, de la bande passante, et donc de l’argent. Un client puissant, ça permet aussi d’augmenter la qualité de la prédiction et de rendre très facilement l’expérience générale plus fluide et agréable pour le joueur. Sauf que, donner du pouvoir au client c’est bien, mais peut-on seulement lui faire confiance ?

Plus on donne du pouvoir au client, de l’autorité si on veut, plus on facilite la triche. Le serveur n’a aucun moyen de savoir si le client qui lui envoie des données n’a pas été modifié. Il existe des communautés entières dédiées à la création de logiciels de triche qui vont injecter du code ou modifier la mémoire du jeu de façon à envoyer des données trafiquées ou à exploiter n’importe quelle faille ou tentative d’optimiser le code réseau de la part des développeurs. Plus les développeurs font de compromis et essaient d’économiser de la puissance de calcul, plus ça donne de la marge de manœuvre à ceux qui s’amusent à essayer de faire dire n’importe quoi au jeu. Même si les devs voulaient essayer de corriger les failles, ça demande de toucher au code réseau, ce qui revient souvent à quasiment réecrire le jeu dans son entièreté ; c’est pas le genre de problème qui se règle facilement. En plus, avec suffisamment de talent et de patience, il est toujours possible de trouver un moyen de tricher. On ne peut simplement jamais faire confiance au client.

Face à ce constat, il y a plusieurs façons d’approcher la situation. On peut contrôler les données envoyées par le client pour vérifier si ce qu’il dit a du sens. Si le client déclare que son personnage va plus vite que la vitesse maximale de jeu, a priori il se fout de notre gueule. Cette méthode reste un peu risquée puisqu’il n’est pas impossible de sanctionner un joueur qui n’est pas en train de tricher mais qui est peut-être juste victime d’un bug : ça serait alors un faux positif, un dommage collatéral. Mais quand cette technique est bien utilisée, elle permet au moins d’écrèmer la triche la plus grossière.

Dans les faits, la plupart des développeurs ont recours à une solution beaucoup plus fainéante et problématique. Ils ont recours à un logiciel anti-triche, un logiciel qui se lance à coté du jeu et qui va continuellement scanner le système à la recherche de processus en cours qui ressemblent à des logiciels de triche et qui va vérifier que le jeu n’est pas en train d’être trafiqué. Le problème, c’est que pour accomplir leur mission, ces logiciels ont généralement besoin d’accès privilégiés qui rend leur comportement et leur activité très proches de ceux d’un virus ou d’un logiciel espion — ce qu’ils sont, en réalité. L’hystérie autour de la triche dans les jeux en ligne a pris une telle ampleur ces dernières années que les joueurs sont prêts à accepter des logiciels espions de plus en plus perfectionnés et implantés profondément dans leur ordinateur simplement pour avoir la conscience tranquille. Tout ça alors que ces logiciels sont d’une efficacité souvent discutable et n’ont jamais vraiment réussi à empêcher la triche sur le long terme.

On a rarement fait mieux que la modération auto-gérée — en d’autres termes, les signalements — pour régler le problème de la triche, surtout quand elle est aidée par de l’analyse heuristique, c’est-à-dire la vérification des données envoyées par le joueur qu’on évoquait plus tôt. Mais que ce soit par flemme d’investir dans les infrastructures nécessaires, par mépris de la communauté ou parce qu’ils préfèrent s’appuyer sur des solutions irrespectueuses des joueurs, ces solutions n’obtiennent pas toujours l’attention qu’elles méritent.

L’industrie de la frustration

Ceci étant dit, le combat est globalement assez perdu d’avance. La triche est ici pour rester, croyez-le ou non, pour des raisons économiques et politiques. Les jeux vidéos en ligne sont des produits de consommation à très grande échelle, conçus sous pression financière. On demande aux développeurs de faire beaucoup avec peu de temps et de moyens. Les exécutifs, les managers et même les petites équipes privilégient la facilité parce que la création d’un jeu vidéo est déjà une entreprise extrêmement coûteuse et difficile sans même commencer à penser à la triche.

La triche elle-même est également une industrie. Si les créateurs de logiciels de triche sont en général des acteurs talentueux et solitaires, qui s’amusent un peu sur leur temps libre à essayer de casser des jeux dans un esprit hacker assez sympathique, il existe un véritable commerce de la triche. Certains tricheurs peuvent même gagner leur vie comme ça, en utilisant leurs atouts pour aider des gens à monter leur rang sur un jeu donné ou à obtenir des récompenses en jeu qu’ils vont ensuite vendre au plus offrant. Ces tricheurs, qui vivent souvent dans des pays où le coût de la vie est faible, peuvent dégager un salaire tout à fait raisonnable tout en pratiquant des tarifs qui peuvent paraître dérisoires pour les joueurs du monde occidental. Quand ces travailleurs de la triche entrent en conflit avec les développeurs et les joueurs, c’est pour défendre leur moyen de subsistance, ce qui ne peut pas bien finir.

Il y a aussi la question de la micro-triche. La majorité des tricheurs ne le font pas de façon flagrante, parce qu’ils n’ont pas forcément besoin de le faire. Peut-être que le joueur a seulement besoin d’un tout petit peu d’aide à la visée ou de voir arriver l’ennemi un peu en avance pour assouvir le fantasme d’être un peu meilleur qu’il ne l’est. Il y a même des gens qui trichent parce que les autres trichent, pour se battre à armes égales. Cette triche très commune est plus difficile à détecter, donc beaucoup plus difficile à quantifier. Ce qui est certain, c’est que cette quantité est probablement plus élevée que ce qu’on s’imagine tous. Si on apprenait la proportion réelle de joueurs qui trichent sur certains de nos jeux préférés, c’est sûr qu’on aurait plus envie d’y foutre les pieds. On comprend alors pourquoi il y a un tabou, au niveau des développeurs mais aussi d’une partie des joueurs dans le déni, autour de la triche. Il faut à tout prix maintenir l’illusion de la justice.

Surtout qu’il y a des intérêts économiques autour de cette notion de justice qui dépasse les jeux eux-mêmes. Les fabricants d’écrans, de souris, de claviers, de sièges et de composants d’ordinateurs, et même les fournisseurs de connexion internet, construisent tout un marketing autour de cette idée. Se battre à armes égales, réduire la distance entre le joueur et le jeu, optimiser la performance du joueur, tout le champ lexical du sport et de l’athlète. Toute cette industrie de la frustration ne pourrait pas exister sans l’illusion, sans la mise en scène d’une lutte équitable.

Dans ce spectacle de la compétition, il y a des acteurs qui montrent l’exemple. Les personnalités de l’e-sport et les autres influenceurs du monde du jeux vidéos, comme les streameurs ou les youtubeurs, sont là pour inspirer une sorte d’idéal inatteignable pour la masse des joueurs. Ces personnalités sont bien souvent des influenceurs bien avant d’être des athlètes, étant donné que le simple exercice de leur activité est déjà une forme de publicité. Avec leurs ordinateurs à 6000 balles, leurs évènements à gros budget et leurs journées entières à consacrer à leurs jeux favoris, libérés des poids de la latence, des tricheurs, des contraintes matérielles et d’une vie normale, ils sont finalement les seuls à jouer au vrai jeu, en quelque sorte.

Car le vrai jeu, c’est bien celui auquel ils jouent. Les jeux compétitifs ne sont pas faits pour les gens qui ont des vies normales, c’est-à-dire de travailleurs salariés socialement actifs, mais bel est bien pour les influenceurs professionnels qui structurent leurs communautés. Si on considère les streameurs et les personnalités de l’e-sport comme le public cible principal des développeurs de jeux vidéos, on comprend mieux l’inaccessibilité croissante des jeux vidéos dits compétitifs et la disparition progressive de toutes les pratiques et modes dits occasionnels, pour le dire autrement, de tous les trucs inutiles et rigolos. Sont récompensés par les jeux un investissement quasi pathologique à base de milliers d’heures d’entraînement et de lectures théoriques que seule une minuscule caste de professionnels des jeux vidéos peuvent réellement se permettre sans faire de sacrifices.

Finalement, la masse des joueurs ne joue pas aux jeux, ils jouent à imiter les professionnels qui le font vraiment. Ils copient la façon de jouer des hommes-sandwichs de leurs jeux préférés, leurs réglages et paramètres, leurs façons de communiquer, achètent les mêmes souris, sièges et claviers qu’eux, pour espérer devenir comme eux. Ils trichent pour voir ce que ça fait d’être comme eux. Ces jeux ne sont plus des objets de consommation en eux-mêmes, mais des produits d’appels - qui sont la plupart du temps “Free to Play” de toute manière - qui servent de porte d’entrée vers tout un monde qui a vocation à les rendre misérables afin qu’ils puissent consommer. Ils sont condamnés à lancer partie après partie, à la recherche d’une expérience qu’ils ne pourront jamais vraiment vivre pleinement, sans comprendre réellement pourquoi ils sont si frustrés.

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