TikTok et la serveuse automate
Le NPC Streaming est un art vivant de la dissonance cognitive qui nous met mal à l'aise car il nous ramène à notre propre condition d'automate.
Le NPC Streaming a réussi à sortir du domaine de TikTok pour devenir un sujet de rubriques insolites dont les articles et vidéos ne feront jamais qu’une fraction de l’audience et de l’impact culturel du contenu qu’il met en lumière. Cette tendance a aussi réussi à devenir un sujet de discussion facile, avec ses opinions pré-cuites et ses éléments de langages prêt-à-poster, pour la génération de vieux con en formation de laquelle je fais partie, comme quoi, ça vient plus vite que prévu.
Quand on regardait des vidéos PNJs Oblivion, on était mort de rire - pour peu qu’on ait la réf. Ce n’était qu’en 2017. Si on veut remonter plus loin, d’aussi loin que je me souvienne sur Youtube, il y a eu des sketchs, des vidéos parodies et des blagues sur le fait d’imiter le comportement erratique, l’animation saccadé, la prosodie sans émotions des personnages de jeux vidéos. Bref, on devrait s’entendre non ? C’est presque générationnel comme délire, des artifices qui nous font rire.
Je vais faire le fou, moi aussi je trouve ça un peu gênant. Les vidéos/blagues que j’ai partagées juste au-dessus, c’est quand même pas pareil à ce qu’il se passe sur TikTok aujourd’hui. Déjà - pour que les médias en parlent - c’est bien qu’il y a une question de thunes. Les NPC Streamers ne font pas ça pour le plaisir et c’est peut-être le problème principal. Pas que ce soit mal de gagner sa vie, surtout si ça permet de nourrir les enfants tout en étant présent pour eux sans s’aliéner dans le salariat.
Mais quand même, inconsciemment ou pas, on se retrouve à fixer les yeux de la personne en se demandant ce qui se cache derrière quand ils font ça pendant des heures. À la longue, ça doit rendre un peu con. Mais j’avoue que ça ne me convainc toujours pas. On passe bien notre temps à interagir avec des caissiers, et quand on tombe sur l’équipier du McDo qui nous demande ce qu’on veut commander, on ne lui dit pas “omg you’re so cringe bro frfr” alors que ses yeux sont vides et ses paroles creuses. Peut-être même que les plus solidaires d’entre vous leur rendent bien la politesse et glissent un petit mot d’encouragement. Donc où est le problème ?
La vérité, c’est qu’au quotidien, on est déjà entourés d’automates. Tout le personnel de la restauration, des services, les commerçants, nos interactions avec les inconnus, et même - surtout - sur les réseaux sociaux, où une partie toujours plus difficile à estimer de ce qu’on lit est généré par des algorithmes, et l’autre partie est écrite par des gens qui formatent leurs discours pour plaire, se vendre - Connaissez vous Twitch Prime ? / Abonnez-vous - ou obtenir des points internets. À ce niveau-là, TikTok ne fait qu’imiter la réalité ou en tout cas parodier/amplifier quelque chose qui existe déjà.
Faire l’automate, c’est agréable, voire ludique. Sinon, on ne le ferait pas instinctivement au quotidien, pour le plaisir en comédie et pour supporter sa journée au travail. Ça nous préserve de trop réfléchir - nos options étant limités - et ça nous protège du regard des autres en cachant nos véritables pensées. Ça met de la distance entre nos actions et notre conscience. C’est la manifestation visible de la dissonance cognitive, un phénomène qu’on expérimente pratiquement tous les jours de notre vie dans le capitalisme mondialisé. C’est un mécanisme de survie de base pour être un adulte fonctionnel, devant lequel on n’est pas tous égaux d’ailleurs et auquel j’attribue personnellement - parmi d’autres causes - l’épidémie de dépression dans le monde occidental et au-delà.
Forcément qu’on essaie de se le réapproprier avec des memes, des sketchs et même sous la forme de fétichisme. Pour moi, le NPC Streaming vient s’inscrire dans cette continuité-là, dans ce qu’il a d’hypnotisant, de divertissant, de perturbant et notamment d’érotique - ce sont surtout des femmes qui font ça et je pense deviner pourquoi certains balancent autant d’argent. Du point de vue du streamer, c’est une façon de se réapproprier son libre arbitre et son identité en se créant une sorte d’alter-ego artificiel dans une démarche qu’on pourrait facilement rapprocher du vtubing. Du point de vue du spectateur, il y a quelque chose d’éminemment fascinant au fait de voir quelqu’un se marchandiser de cette manière, dans ce que ça a de dégradant, justement parce qu’on le fait aussi au quotidien. On a un peu envie de voir jusqu’où le performeur va réussir à aller, on essaie de trouver les erreurs, on cherche sa propre humanité dans la leur. C’est un freak show.
Plus on vit soi-même dans la dissonance, plus ce genre de contenu nous met mal à l’aise. Ça nous ramène à notre propre condition d’automate. Et qui de plus affecter par la dissonance cognitive que les drones terminally onlines que nous sommes et que vous êtes probablement aussi si vous lisez ces lignes.
Qu’est-ce que je vais faire aujourd’hui?
Qu’est-ce que je vais faire demain?
C’est ce que je me dis tous les matins
Qu’est-ce que je vais faire de ma vie?
Moi j’ai envie de rien
J’ai juste envie d’être bien
[…]